La systématisation des attaques et l’écriture de l’Histoire dans la construction du bouc émissaire.
L’exemple de Gui de Lusignan, roi étranger, perdant et sans royaume,
une contribution rédigée par Benjamin BOURGEOIS
dans le chapitre Bouc émissaire, la rencontre entre anthropologie et histoire,
chapitre 9 du livre Bouc émissaire : le concept en contextes, dirigé par Rémi CASANOVA et Françoise-Marie NOGUES,
publié aux PUS, en octobre 2018
Le texte commence par ceci :
« Durant la présence de Gui de Lusignan dans l’Orient latin, celui-ci est victime de deux tentatives visant à en faire un bouc émissaire à l’échelle du royaume latin de Jérusalem, et même au-delà. Il s’agit d’imputer à lui seul la culpabilité de la perte retentissante de Jérusalem par les chrétiens en 1187. Le premier de ces processus[1] précède cet événement et est inachevé, ou du moins inefficace. On y retrouve des caractéristiques de l’exclusion sociale : la discrimination, son origine étrangère au royaume ; la stigmatisation, avec la démonstration systématique de son incapacité ; l’exclusion en elle-même, par un rejet et un placement au ban de la société ; et, enfin, la substitution, par le comte de Tripoli pour l’exercice du pouvoir royal et par Onfroy de Thoron pour le titre de roi. Ce processus se clôt sur un échec : en 1186 Gui de Lusignan est couronné et reçoit les hommages des seigneurs. »
[1] Nous empruntons ici la réflexion de Rémi Casanova (2011)
et se termine par ceci :
« Exemple de destitution pacifique du détenteur du pouvoir royal par un processus d’exclusion qui répond à la définition du bouc émissaire, avec un processus de réconciliation, en lien direct avec celui de l’exclusion, avec une victime expiatoire consentante face à l’unanimité. Gui de Lusignan est alors affaibli certes par la défaite de Hattîn, et surtout par des attaques diffamatoires systématiques dont les destinataires ne sont pas seulement les acteurs contemporains, mais qui prend place dans un processus d’écriture de l’Histoire, et cela avec une efficacité certaine au regard de l’historiographie des croisades qui reprend le contenu de ces attaques et leur résultat : la critique et la culpabilité d’un seul individu désigné par le groupe auquel il appartient comme celui qui en empêche le fonctionnement ou l’évolution positive. Or, la déconnexion contextuelle entre les deux processus peut amener à considérer un rôle conciliateur volontaire par l’effacement plutôt que par l’exclusion du bouc émissaire, cela d’autant plus qu’il semble que Gui de Lusignan aurait pu, à plusieurs reprises, se placer parmi la majorité accusatrice pour proposer une autre victime sacrificielle : Baudoin IV malade, le comte de Tripoli accusé de traîtrise après Hattîn ou encore l’ordre du Temple pour leur poids social et leur responsabilité militaire..»
On y trouve notamment :
« C’est dans le contexte de divisions internes doublées de menaces extérieures accrues par l’œuvre fédératrice de Saladin que se placent les processus qui tendent à faire de Gui de Lusignan le bouc émissaire qui permettra, du vivant de Baudoin IV, à une faction politique de s’imposer par le contrôle de la royauté, puis, après la prise de Jérusalem et d’une grande partie du royaume par Saladin en 1187, la survie dudit royaume par une réconciliation de ses composantes autour de l’exclusion de celui qui en est devenu le roi en 1186 : Gui de Lusignan.»
(…)
« Cependant, cette substitution du bouc émissaire par un détenteur du pouvoir royal puissant et un roi mineur, facilement contrôlable et à la légitimité assez satisfaisante, n’est qu’éphémère et se clôt à la mort de l’enfant.»
(…)
« Le premier processus d’exclusion s’est conclu sur un échec, mais sans que soient remis en cause les éléments d’accusation et de cristallisation des attaques tendant à désigner un bouc émissaire. »
Livre Bouc émissaire, le concept en contextes, la présentation du texte de Benjamin Bourgeois sur Guy de Lusignan : ICI
Benjamin BOURGEOIS
Docteur en Histoire médiévale, Université Montpellier 3, il travaille particulièrement sur l’Orient chrétien médiéval et propose une approche anthropologique des pouvoirs, de leur justification et de leur acceptation. Il est l’auteur de la thèse : Royauté : dynamiques et représentations. : royaumes de Jérusalem, Chypre et Arménie cilicienne. XIIe-XIVe siècle.