Médée bouc émissaire ?
Alain MOREAU,
in Pallas, 45/1996. Médée et la violence, pp. 99-110, 1996.
L’observatoire du bouc émissaire présente la figure de Médée comme bouc émissaire à travers un article de Alain MOREAU, de l’université Paul Valéry de Montpellier ; Médée, bouc émissaire, pharmakos ?
Nous pourrions proposer un titre alternatif : « Médée, entre bouc émissaire et pharmakos…. »
Voici le résumé proposé par la revue Pallas : « Cette étude, qui s’appuie sur les travaux de Frazer et de René Girard, part de la figure d’œdipe, bouc émissaire paradigmatique, pour examiner l’image de Médée placée sous le regard des Grecs et pose deux questions : 1. Retrouve-t-on dans sa représentation une « typologie des stéréotypes de la persécution » ? 2. Y a-t-il, dans la tragédie d’Euripide, une différence entre les regards que posent sur elle l’homme grec et la femme grecque ? Si tel est est le cas, si la femme grecque manifeste à l’égard de Médée indulgence, compréhension, pitié, en un mot sympathie au sens étymologique du terme, n’est-ce pas en raison de la solidarité qui unit les femmes, toutes opprimées, toutes dépréciées, toutes susceptibles d’être transformées en boucs émissaires ? Et cela, les trois grands Tragiques du Ve siècle, au-delà de leurs differences (Eschyle et Sophocle ont des certitudes et une confiance dans la cité qu’Euripide n’a plus), étaient capables de le ressentir et de l’exprimer, au-delà même de la pensée consciente : qui est le plus grand, Agamemnon ou Clytemnestre ? Créon ou Antigone ? Jason ou Médée ? »
Dans une note de bas de page, il est indiqué : « Jan N. Bremmer et Pierre Bonnechère ne croient guère qu’en Grèce à époque ancienne le bouc émissaire ait été sacrifié. Ils constatent que les textes qui parlent de sacrifice sont tardifs; ils pensent que les scholiastes ont mal interprété les textes anciens et déclarent qu’on ne peut inférer le meurtre dans le rituel du meurtre dans le récit mythique. Je serais beaucoup moins sceptique pour avoir constaté que des auteurs tardifs peuvent parfois apporter de précieux renseignements sur des faits très anciens; dans le domaine de la mythologie, par exemple, un Tzetzès, un Eustache peuvent nous faire connaître des versions très archaïques. Ensuite il ne me paraît pas de bonne méthode de récuser des documents en affirmant que leurs auteurs ont mal interprété leurs sources. À ce compte on peut tout récuser. Enfin il me semble qu’on n’a pas le droit de traiter le monde grec comme un monde à part; or des exécutions de boucs émissaires sont avérées dans d’autres parties du monde, telles que l’Afrique ou le Mexique. Cela étant dit, l’article de J. N. Bremmer et l’ouvrage de P. Bonnechère sont deux études très précieuses, indispensables pour l’examen de la question du bouc émissaire. » note1, p.99
Il y reprend la théorie de René Girard : « Il (René Girard) propose une typologie des stéréotypes de la persécution. Au point de départ une période de crise provoquée par des causes externes (épidémies, sécheresse entraînant la famine) ou internes (troubles politiques, conflits religieux) entraîne l’affaiblissement des institutions et favorise la formation de rassemblements populaires spontanés susceptibles d’exercer une pression contraignante sur les structures politiques affaiblies par l’événement, voire de se substituer à celles-ci. L’effondrement des institutions efface les différenciations fonctionnelles et hiérarchiques (effacement mis en scène de façon joyeuse dans les Cronies grecques, les Saturnales romaines, les rois de Carnaval, les rois de la fève ou les évêques des fous au Moyen-Âge). Alors se produit ce que Girard nomme « indifférenciation » ou uniformisation. La culture disparaît, l’individu se replie sur lui-même, la morale s’effondre. »p.100
Il y précise, concernant la notion de pharmakos : « Le pharmakos grec n’est pas nécessairement un innocent, comme les pauvres nourris aux frais de l’État, ou un coupable involontaire, comme Œdipe. Il peut très bien avoir commis le mal, et en sachant qu’il commettait le mal. Le héros éponyme, Pharmakos, était un brigand qui fut lapidé pour avoir dérobé dans le temple d’ Apollon à Delphes deux phiales sacrées du dieu5. Le pharmakos condamné à faire le saut de Leucade avec, pour amortir la chute, des oiseaux attachés au corps, était choisi, déclare Strabon6, « entre tous ceux sur qui pesait une inculpation ». La conscience du mal commis ne suffit donc pas à éliminer Médée de la liste des pharmakoi. » p.102
Concernant Médée, Alain Moreau note : « Médée possède quatre traits qui la prédisposent à se transformer en pharmakos. Elle est étrangère. Elle est Barbare. Elle est sorcière. Elle est femme. » p.102
Il poursuit : » Il faut reconnaître toutefois que Médée, au moment où s’engage l’action, a déjà accompli suffisamment de méfaits pour susciter l’inquiétude, voire la répulsion, des hommes, même s’il est difficile à Jason de s’en plaindre puisque ces méfaits lui ont été profitables. Elle a trahi le père et cette trahison, on le sait par d’autres sources, lui fera perdre le trône et peut-être même la vie18. Elle a tué son frère Apsyrtosu. Elle a provoqué la mort d’un autre roi, Pélias20. Elle s’apprête à assassiner la princesse Glaukè/Créüse, ce qui entraînera la mort d’un troisième roi (cela devient une habitude). Elle terminera son œuvre par le massacre de ses propres enfants. Parricide, fratricide, régicide et infanticide, elle cumule les crimes fondamentaux, rivalisant avec Œdipe. Certes elle ne commet pas l’inceste, mais les hommes l’accuseraient volontiers de cannibalisme : c’est une « lionne », une « Skylla », déclare son époux21 . Dans ces conditions, le verdict est clair: Médée est un misos et un musos, « objet d’aversion » et « souillure »22. » p.107
Il conclut : « Mais ce pharmakos au féminin qui reçoit les témoignages de sympathie des quinze Corinthiennes du Choeur presque jusqu’au terme de la tragédie, est-elle un misos et un musos pour toute l’humanité ou seulement pour les hommes ? C’est Jason qui est qualifié par les Corinthiennes d’ingrat, de mauvais, c’est Jason qu’elles voudraient voir périr30. Ne peut-on voir ici en action la solidarité qui unit les femmes, toutes opprimées, toutes dépréciées, toutes susceptibles d’être transformées en boucs émissaires, fussent-elles liées aux plus influents des hommes d’État, comme Aspasie’ ? Allons plus loin. Les trois grands Tragiques, en dépit de leurs différences (Eschyle et Sophocle avaient plus de confiance dans la cité et de certitudes qu’Euripide, intellectuel marginalisé qui constate le règne de la tukhè), considèrent-ils leurs héroïnes révoltées comme des souillures ou n’éprouvent-ils pas pour elles de la fascination ? Qui est le plus grand : Agamemnon ou Clytemnestre ? Créon ou Antigone ? Jason ou Médée ? » p.108
Alors, Médée, bouc émissaire, pharmakos ? Un peu les deux ? La question de la réconciliation collective se pose in fine.
On notera, dans la bibliographie, la référence : MOREAU Alain, Le mythe de Jason et Médée. Le va-nu-pied et la sorcière, Paris, Les Belles Lettres, 1994.