Le bouc qui s’en va, Mary DOUGLAS, Pardès, La Bible et l’Autre, 2002 (N° 32-33) , p. 129-134
Le texte commence par ceci : « Jusqu’à nos jours les classicistes continuent de classer le rite biblique du Bouc Émissaire avec des rites grecs, tandis que les différences sont bien plus importantes que les similarités. Le rite est supposé transmettre le mal sur un être vivant, que l’on expulse ensuite. Bien que ce dispositif soit présent dans les rites grecs et bibliques, il ne constitue pas le thème central de la cérémonie biblique, qui est décrite dans le chapitre 16 du Lévitique. La cérémonie du Lévitique concerne un véritable bouc, mais ce qu’on appelle “le bouc émissaire” dans les cérémonies grecques est un être humain. Dites, si vous voulez, que cela n’est pas important, mais attention : dans la version biblique le bouc s’échappe, dans la version grecque l’homme ne s’échappe pas, et il devient victime ; on exerce une violence sur la victime grecque, mais aucune violence n’est exercée contre le bouc émissaire du Lévitique. Pour le rite grec, le bouc victime est choisi parmi de pauvres misérables, ou des individus laids, ou parmi les non-grecs. Il est chassé de la cité lors d’une procession accompagné d’une musique dissonante ; on expulse alors un représentant du mal, il porte avec lui la honte et la culpabilité. Le rite grec a en effet un aspect punitif. Les rites grecs traitent la personne expulsée (pharmakos) au moins de façon irrespectueuse, souvent cruellement. Dans les versions mythologiques grecques, la victime est même tuée, évoquant chez les disciples de James Frazer le souvenir des antiques sacrifices humains. »
Et se termine par ceci : « Rappelons les destins inégaux qui apparaissent dans la Genèse. Une rivalité intervient pour séparer deux paires de frères, Isaac et Ismaël, Jacob et Esaü – l’un est choisi, l’autre non. Sur la base de ce constat, on peut déduire que le couple de boucs dans le rite d’expiation du Lévitique fait référence à un peuple élu et a un peuple qui n’a pas été choisi. Les deux histoires racontent la non-préséance de l’aîné. Ismaël a été écarté pour laisser la voie libre à Isaac ; Esaü n’a pas été assez attentif à ses droits acquis à la naissance. Ismaël et Esaü sont comme l’oiseau et le bouc qui n’ont pas été choisis mais qui sont laissés libres de s’en aller, alors qu’Isaac et Jacob sont comme le bouc ou l’oiseau sur qui s’exerce le sort du Seigneur : chacun est destiné à se soumettre à la discipline de l’alliance. Notons que ceux qui sont restés libres ont prospéré, chacun a établi un peuple puissant et nombreux. Ne pas être choisi n’est pas être sans honneur.
Dans l’histoire d’Israël, d’autres « destins inégaux » viennent à l’esprit. Le souvenir du royaume du Nord n’est jamais loin dans les écrits bibliques. Judas et Joseph, Jérusalem et Samarie, les rédacteurs de Lévitique peuvent être crédités du deuil pour la perte de l’autre moitié d’Israël. Dans cette optique le message du bouc émissaire serait le tout contraire du rite grec. Le centre du débat n’est pas l’expulsion avec violence mais le libre choix de Dieu, un thème réitéré dans le Pentateuque et les psaumes. Le rite du bouc émissaire enseigne que l’élection n’est jamais méritée. Dieu choisit Israël librement. »